Multi-cloud : une vraie stratégie ou un piège de complexité pour les architectures modernes ?

Face à l’évolution rapide des besoins métiers, à la montée en puissance des services cloud spécialisés et aux exigences croissantes en matière de souveraineté des données, le modèle multi-cloud s’est progressivement imposé dans les stratégies d’infrastructure. L’idée semble simple : répartir les workloads sur plusieurs fournisseurs cloud pour optimiser la performance, éviter l’enfermement propriétaire et accroître la résilience globale des systèmes. Mais en pratique, cette approche expose les organisations à des niveaux de complexité et de fragmentation parfois sous-estimés.

En 2025, le débat reste entier parmi les architectes IT et les responsables d’infrastructure : le multi-cloud constitue-t-il une architecture pérenne, ou un facteur de dette technique mal maîtrisée ?

Un levier stratégique face au vendor lock-in et à la spécialisation des clouds

L’un des premiers moteurs du multi-cloud réside dans la volonté d’éviter la dépendance à un fournisseur unique. Le vendor lock-in, souvent redouté par les DSI, peut limiter les marges de négociation, restreindre les possibilités d’évolution technologique ou freiner la conformité à certaines exigences réglementaires, notamment en matière de souveraineté ou de localisation des données.

En diversifiant les environnements (AWS, Azure, Google Cloud, Oracle Cloud, etc.), les entreprises peuvent bénéficier des services différenciés offerts par chaque cloud provider. Par exemple, Google Cloud propose des services avancés en traitement de données et en machine learning via Vertex AI et BigQuery. Azure, quant à lui, s’intègre profondément avec l’écosystème Microsoft, ce qui en fait un choix naturel pour les environnements Windows Server ou Microsoft 365. AWS reste une référence en matière de scalabilité, de diversité de services et de maturité des outils d’infrastructure.

Dans cette optique, les DSI cherchent à allouer les workloads selon des critères de performance, de coût, de sécurité et de conformité, en tirant parti des points forts de chaque fournisseur. Cette approche nécessite cependant une granularité de pilotage élevée et une gouvernance cohérente à l’échelle multi-environnement.

Une complexité opérationnelle qui s’accroît à tous les niveaux du SI

(Provisionnement, CI/CD, réseaux, sécurité, observabilité…)

D’un point de vue opérationnel, le multi-cloud impose une hétérogénéité systémique difficile à abstraire. Chaque cloud public repose sur des concepts, des API, des couches réseau et des mécanismes de gestion des identités qui lui sont propres. Cela rend les pratiques de provisioning, de déploiement automatisé, de monitoring et de sécurité beaucoup plus complexes à uniformiser.

Le provisionnement d’infrastructure as code (IaC) dans un environnement multi-cloud exige l’utilisation de frameworks d’orchestration avancés tels que Terraform, Pulumi, ou Crossplane, capables de modéliser des ressources sur plusieurs plateformes avec des modules réutilisables. Toutefois, même avec ces outils, les spécificités de chaque cloud restent présentes : types d’instances, classes de stockage, configurations réseau, options de chiffrement ou modèles de haute disponibilité.

Sur le plan du déploiement applicatif, les pipelines CI/CD doivent être adaptés à chaque environnement cible. L’utilisation de solutions comme ArgoCD ou Spinnaker permet de gérer des déploiements multi-clusters, mais cela suppose une maîtrise fine des différences entre les services managés Kubernetes (EKS, AKS, GKE) ainsi qu’une supervision constante de la conformité des environnements.

Côté réseau, les architectures multi-cloud imposent des topologies complexes intégrant des interconnexions cloud-to-cloud (VPN site-to-site, Direct Connect, ExpressRoute, Interconnect). La latence, les coûts de transfert de données et la sécurité des flux deviennent des paramètres critiques, en particulier pour les architectures distribuées. Les équipes doivent souvent déployer des mesh réseau de type Cloudflare Magic WAN, Aviatrix ou VMware NSX+, tout en garantissant la redondance et la segmentation des zones de confiance.

Sur le plan de la sécurité, le défi est encore plus marqué : il faut synchroniser des politiques IAM entre plusieurs fournisseurs, unifier les mécanismes de chiffrement, gérer des clés sur des KMS distincts (Key Management Services), centraliser les logs d’audit et garantir la cohérence des politiques Zero Trust. L’absence d’un cadre unifié peut entraîner une fragmentation de la posture de sécurité, augmentant mécaniquement les risques d’erreurs humaines, de dérives de configuration ou de shadow IT.

Une gouvernance multi-niveaux difficile à industrialiser

Le multi-cloud complexifie également la gouvernance financière et réglementaire. Chaque fournisseur applique des modèles de tarification différents, avec une logique de facturation propre (facturation à la requête, par CPU-heure, par Go traité, etc.). L’agrégation et l’analyse des coûts nécessitent des plateformes de FinOps avancées, comme CloudHealth, Apptio, Yotascale ou Spot.io. Ces outils permettent de suivre en temps réel les consommations, d’optimiser les réservations d’instances, d’identifier les ressources inutilisées et de calculer le TCO global.

Côté conformité, les exigences du RGPD, de la directive NIS2 ou du Cloud Security Alliance imposent de tracer les données sensibles, d’appliquer des politiques de rétention cohérentes entre clouds, et d’assurer une gouvernance transverse sur les logs, les backups et la résilience des services. Le suivi de ces exigences suppose une architecture de supervision consolidée avec des solutions SIEM multi-source (ex : Splunk, Exabeam, IBM QRadar) capables de corréler des événements issus de différents environnements cloud et on-premise.

Sans une gouvernance centralisée rigoureuse, le risque est élevé de dériver vers un modèle non maîtrisé, avec des environnements silotés, des redondances fonctionnelles, une dette technique croissante et une visibilité affaiblie sur l’ensemble du SI.

Une stratégie viable uniquement à partir d’un certain niveau de maturité

Le multi-cloud n’est pas un modèle universel. Il ne peut être envisagé sans un socle de maturité technologique et organisationnelle élevé. Cela implique des équipes formées aux environnements hétérogènes, une culture DevSecOps bien ancrée, des outils d’automatisation robustes, une politique claire de gouvernance cloud, et une stratégie d’architecture distribuée pensée dès l’amont.

Ce modèle s’avère pertinent pour les grandes organisations multinationales, les opérateurs de services critiques ou les entités soumises à des contraintes réglementaires complexes. Il peut également être pertinent pour des environnements à haute tolérance aux pannes, à forte disponibilité ou à criticité métier élevée, dans une logique de redondance active/active ou active/passive inter-cloud.

Mais pour les structures de taille intermédiaire ou les environnements à faible volume de workloads, les bénéfices du multi-cloud peuvent être largement annulés par les coûts opérationnels, les efforts de synchronisation et les risques de fragmentation du SI.

Le cloud hybride comme alternative plus pragmatique

Plutôt que d’adopter une stratégie multi-cloud intégrale, de nombreuses entreprises choisissent aujourd’hui un modèle hybride rationalisé, reposant sur un cloud principal (souvent AWS, Azure ou GCP), étendu par des infrastructures on-premise ou edge, et éventuellement couplé à un second cloud pour des cas d’usage spécifiques.

Des solutions comme Google Anthos, Azure Arc ou AWS Outposts permettent d’unifier la gouvernance, de standardiser les déploiements applicatifs et de conserver une logique d’observabilité centralisée, tout en garantissant la portabilité des workloads. Ce modèle apporte de la flexibilité sans pour autant multiplier les dépendances et les outils à maintenir.

Un choix qui engage profondément l’architecture d’entreprise

Adopter une stratégie multi-cloud ne se résume pas à utiliser plusieurs fournisseurs. C’est une décision structurante qui redéfinit la façon dont l’IT est conçue, opérée et sécurisée. Ce choix doit être motivé par des besoins métier clairement identifiés, et non par une logique opportuniste ou une réponse à la mode.

En 2025, les organisations qui réussissent à tirer profit du multi-cloud sont celles qui l’ont pensé comme un levier d’architecture distribué et gouverné, et non comme une simple diversification tactique. À l’inverse, celles qui l’ont adopté sans anticipation se retrouvent face à un empilement de services, de processus et de risques difficilement soutenables.

La promesse du multi-cloud est réelle, mais son coût est élevé. Et seuls les systèmes suffisamment robustes, cohérents et industrialisés peuvent en récolter les bénéfices. Pour les autres, une stratégie cloud unique, bien maîtrisée et extensible, reste souvent la solution la plus efficace.